Lorsque l’espace est premier

table ronde de 2017 des rencontres européennes de la scénographie dirigée par Véronique Lemaire, rassemble les réflexions développées par , Véronique Caye, Éric Soyer et Peter Missotten autour de la question de la scénographie comme espace premier de la création théâtrale. Un carnet de photographies de productions, s’ajoutant aux écrits des auteurs, vient compléter la section.

extraits:

Le XXe siècle naissant voit l’avènement du metteur en scène qui émancipe la représentation de l’adéquation au texte pour la faire évoluer dans le sens d’une interprétation. Le metteur en scène devient dès lors celui qui pense cette interprétation et la livre comme étant son point de vue sur l’oeuvre. Il bouleverse l’ordonnance binaire texte-scène, et la triangule. André Antoine en France, Constantin Stanislavski et Vsevolod Meyerhold en Russie, l’Anglais Edward Gordon Craig et sa célèbre mise en scène de Hamlet à Moscou en 1911, sont quelques-uns de ces nouveaux démiurges qui transformeront la matière textuelle en une matière scénique par le recours à la dramaturgie, définie ici comme l’étude du sens à donner à l’action scénique. Le schéma adopté est à présent : 1) le texte; 2) le metteur en scène; 3) la scène.

On relève aujourd’hui une tout autre approche de la création théâtrale qui consiste à concevoir ou à moduler le texte au départ de l’espace. Dans ce type d’approche, l’espace tient la place de discours liminaire, préside au texte, à la parole et aux corps. C’est en lui, et sous son influence, que se conçoivent le verbe et l’action. Il est le discours initial. Pour ses créateurs, il ne s’agit pas simplement d’une méthode de travail différente; il s’agit d’établir une corrélation inversée entre texte et espace de représentation, c’est-à-dire, en filigrane, de questionner la relation à la mimèsis qui sous-tend notre culture théâtrale. Et, donc, de penser le théâtre autrement.

C’est toute la question de la représentation (figurative ou abstraite) de la réalité qui est ici bouleversée. Non pas au nom d’une énième querelle esthétique théâtrale, mais bien en raison du sens à conférer à l’acte de création même et des possibilités qu’il se donne pour être efficient. En travaillant le propos au départ de l’espace pour aboutir au texte, il s’agit de s’émanciper de la démarche translative et inductive texte + scène = récit, pour accéder à l’émergence du récit par les moyens de l’espace, puis du texte. L’équation se formule dès lors ainsi : scène (ou espace) + texte = récit ou, encore, scène (ou espace) + récit = texte.

En préparation des Rencontres européennes de la scénographie, qui se sont déroulées à Paris aux Ateliers Berthier (Théâtre de l’Odéon) les 27 et 28 octobre 2017, il m’a semblé que la thématique générale envisagée pour l’événement, « De la maquette au plateau », n’embrassait pas complètement l’ensemble de la création scénographique actuelle et qu’une part d’elle la débordait ou, à tout le moins, s’en trouvait dans la marge. Cette conviction n’était pas seulement issue d’un constat de spectatrice assidue, mais aussi de la connaissance des processus de création de certains scénographes dont la singularité m’avait, dix années plus tôt, mise en route vers une thèse de doctorat (Lemaire, 2011). Cette thèse n’interrogeait pas la primauté de l’espace dans le processus de création, mais mettait en lumière les effets de réel qu’un dispositif scénographique peut produire bien au-delà d’un réalisme conforme et matérialiste. Lors de cette recherche, je découvris que ces effets de réel étaient liés au processus de création qui privilégiait l’espace comme condition et donnée première de la création scénographique.

Le premier scénographe à bouleverser la boussole intérieure de la spectatrice que j’étais fut Peter Missotten en 2007, avec Kwartet – sa mise en scène du célèbre Quartett de Heiner Müller –, dont je ne parvins pas tout de suite à identifier la nature. Immédiatement après, je découvris le travail scénographique d’Éric Soyer pour Les marchands (2006), mis en scène par Joël Pommerat. Ce second choc esthétique et le saisissement qu’il provoqua en moi ravivèrent le trouble provoqué par le Kwartet de Missotten. Non qu’ils aient eu quelques points communs, bien au contraire. Mais je sentais, intuitivement encore, qu’un renversement de paradigme esthétique se jouait sous mes yeux et dans mon corps tout entier. Il me fallait creuser cette renverse et, pour ne pas m’égarer, je choisis le cadre doctoral. Des années plus tard, en préparant les Rencontres européennes de la scénographie, il me sembla incontournable d’aborder les créations de Missotten et de Soyer, non pour légitimer ma propre recherche, mais pour diriger l’éclairage sur les leurs. Dans ce cheminement, je découvris le travail de Véronique Caye, dont les recherches outrepassent le strict champ théâtral et, de ce fait, ouvrent la réflexion à d’autres possibles, d’autres poésies.

Les travaux de ces scénographes sont ici présentés dans un ordre qui ne respecte pas la chronologie de leur découverte. L’honneur fait aux dames, et surtout la transversalité du travail scénographique de Véronique Caye (France), veut que nous lui confiions le flambeau pour ouvrir ce dossier. Formée au théâtre et à la réalisation cinématographique, scénographe et vidéaste, fondatrice du Laboratoire Victor Vérité[3], on la qualifie de metteure en scène de l’image. Ses recherches, articulées entre théorie et pratique, interrogent l’espace du théâtre, de la danse, de l’architecture, et de la performance. Les deux créations qu’elle nous expose sont exemplatives de la primauté de l’espace dans le processus de création. Nous enchaînons avec Éric Soyer (France)[4]. Diplômé de l’École Boulle à Paris, scénographe, concepteur lumière, il mène depuis 1997 un compagnonnage étroit avec le metteur en scène Joël Pommerat et la Compagnie Louis Brouillard. Il travaille également avec d’autres metteurs en scène au théâtre et à l’opéra ainsi qu’avec des chorégraphes. Peter Missotten (Belgique) clôt ce dossier. Formé à la vidéographie, aujourd’hui metteur en scène, scénographe au théâtre et à l’opéra, auteur de performances et d’installations, il a participé à la fondation du collectif d’artistes De Filmfabriek[5] en 1994 et se spécialise plus particulièrement dans le métissage de la technologie et du théâtre.

« Au commencement était le verbe […]. Et le verbe s’est fait chair », nous dit l’évangile selon saint Jean. « Au commencement était l’espace », semblent affirmer les scénographes que nous allons découvrir. Loin de toute référence biblique ou de tout geste blasphématoire, ils se saisissent de l’espace comme d’une chair à laquelle donner une parole. C’est à ce voyage esthétique que je vous invite à présent.

article complet ci dessous:

https://www.erudit.org/en/journals/annuaire/2018-n63-64-annuaire05147/1067755ar/

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