Rencontre avec Guy-Claude François
Est-ce que tu peux parler de ta rencontre avec le Théâtre du Soleil ?
J’étais directeur technique, directeur de scène du Théâtre Récamier où le Théâtre du Soleil a joué son second spectacle, Capitaine Fracasse. Là j’ai rencontré à la fois ma femme et le Théâtre du Soleil, et je les ai suivis – non pas immédiatement – mais environ six mois ou un an plus tard lorsqu’ils étaient installés au Cirque Medrano parce que je sentais un peu confusément que c’était vraiment une forme de théâtre qui me convenait. Le Théâtre du Soleil s’exprimait dans des théâtres d’architecture classique et je sentais qu’il y avait cette espèce de désir, de volonté de sortir du cadre de la scène traditionnelle, sans pour autant que ce soit exprimé de part et d’autre de façon très précise dans sa théorie…
“Je crois même que le théâtre est vraiment à la fois la sublimation et la réalisation de l’unité de la poésie et de la technique”
On a l’impression qu’il y a deux parties dans ton métier…
Je suis quasiment un des seuls à faire cela dans ce métier, j’ai toujours suivi deux filières parallèles : la technique et la scénographie au sens artistique du terme ; je n’ai jamais renoncé à cette dualité. A l’heure actuelle, je l’assume non plus comme directeur technique et comme décorateur, mais comme scénographe d’architecture – je construis des théâtres – et décorateur. J’ai toujours tenu à cela parce que les deux sont vraiment intimement liés. Je crois même que le théâtre est vraiment à la fois la sublimation et la réalisation de l’unité de la poésie et de la technique.
Tu ne travailles plus maintenant exclusivement pour le Théâtre du Soleil ?
Non, maintenant j’y travaille pour les décors. Je prépare les tournées : les tournées se font dans des lieux qui ne sont pas prêts pour ce genre d’accueil et la nécessité d’aménager chacun des accueils, ou plus exactement, de les adapter à nos besoins me conduit à préparer le passage du Théâtre du Soleil dans chacun des lieux que l’on rencontre.
J’ai l’impression, que comme pour les masques, la notion de scénographie au Théâtre du Soleil est tout à fait fondamentale.
La théorie » sortir du cadre de la scène » (à une période où ce n’était pas une chose courante) a été, au Théâtre du Soleil, véritablement assumée, dans la mesure où chaque spectacle supposait une architecture nouvelle. Il ne s’agissait pas de mettre les spectateurs dans un coin et pour un autre spectacle de les mettre dans un autre coin. Il s’agit véritablement de construire une salle – une aire scénique, pourrait-on dire – qui soit conçue dans l’esprit du spectacle qui est à monter.
C’est une chose qui est impensable dans d’autres systèmes, ou dans d’autres institutions, et c’est là aussi qu’était la nouveauté : cette démarche entraînait et supposait à la fois une autre conception, aussi bien de la vie que de la pratique artistique qui devenait ainsi » quotidienne » et tout à fait pragmatique. J’en ressens beaucoup en ce moment toute la richesse quand je suis appelé à faire des décors dans d’autres théâtres qui sont tout ce qu’il y a de plus classique, ils me donnent du plaisir à créer mais ils me frustrent beaucoup lorsqu’il s’agit de traverser cette espèce de zone que j’avais oubliée : la séparation de l’acteur et du spectateur.
Cela dit, il y a deux types de séparation. Il y a la séparation physique qui est obtenue par l’architecture ; dans certains théâtres c’est une séparation absolument inéluctable. Et puis il y a la séparation due à la dramaturgie.
Au Théâtre du Soleil, il y’ a eu des spectacles où la mise en contact presque sensuelle des acteurs et des spectateurs, comme pour 1789, faisait partie, non pas de la mise en scène, mais de la dramaturgie de l’histoire, alors que dans d’autres spectacles, comme, par exemple, les Shakespeare, la séparation est plus volontaire.
“Un espace pur”
Comment en êtes-vous venus, toi et Ariane, à ce type de » scène « , de plateau, d’architecture ?
Il s’agissait de trouver un espace qui soit un espace pur, tout simplement, c’est-à-dire qui ne comporte que les éléments indispensables à l’expression de l’acteur, dans le code défini par Ariane : celui du théâtre asiatique : cette forme d’expression théâtrale est pour elle celle qui représente le mieux, à l’heure actuelle, la force dont Shakespeare a besoin.
“L’origine des idées”
Quant à l’origine des idées proprement dit, il faut quand même dire d’abord, que le théâtre en soi, est l’expression même de la communauté créatrice, à l’encontre de la sculpture ou de la peinture, par exemple ; celles-ci sont des démarches qui consistent à confronter un homme à une matière qu’il doit maîtriser, qu’il doit contrôler.
Le rôle du metteur en scène c’est, de son côté, de garder une espèce de ligne pure du concept de base dont il est souvent l’auteur, et d’utiliser les talents et les connaissances des uns et des autres.
A partir du moment où il y a cette espèce d’amalgame, il est possible, mais en même temps, injuste, de dire que telle idée précise appartient à telle personne, dans la mesure où cette idée-là est amenée par une autre idée et parfois par une contrainte. Il faut ajouter que l’architecture du plateau des Shakespeare emprunte au théâtre Kabuki ses passerelles latérales, sa disposition, ses couleurs, même si nous les avons adaptées. Ce que nous avons apporté, c’est peut-être une autre organisation architecturale. Au Théâtre du Soleil on a maintenant une grande habitude d’adaptation aux architectures différentes de celles dans lesquelles on s’exprime habituellement.
Quand Ariane m’a parlé pour la première fois du code théâtral japonais, j’ai commencé par dessiner un grand soleil. Et ça a tout de suite marché. La chute des toiles, elle aussi, est inspirée du théâtre japonais. Et pour moi, leur chute comme leur matière sont aussi importantes que ce qu’elles représentent. Par exemple l’idée de mettre de la feuille d’or sur de la soie est bonne ; la matière métallique a tendance à faire oublier l’aspect peut-être artificiel, peut-être léger, peut-être superficiel, que peut avoir une toile de soie. Les gens ne savent pas que c’est de la feuille d’or, du métal, mais ils sentent qu’il y a quelque chose qui ne trompe pas. Le résultat n’aurait pas été le même avec de la peinture d’or. Il existe des choses sur lesquelles on ne peut pas tricher ; plus exactement, le théâtre étant une grande tricherie, disons que c’est avec cette tricherie là qu’il ne faut pas tricher.
Y a-t-il une évolution ou une transformation de la scénographie du Théâtre du Soleil ?
Il y en a une surtout par rapport aux acteurs. C’est une certaine façon de privilégier leur travail. Je n’ai rien contre. La tendance actuelle, au contraire, consiste (elle a d’ailleurs été déjà éprouvée au Théâtre du Soleil) à mettre en images plutôt qu’à mettre en scène au sens dramaturgique du terme.
Le Théâtre du Soleil évolue dans un sens où l’acteur a besoin d’un support scénographique certainement beaucoup plus allégorique, plus métaphorique, qu’il n’était jusqu’alors.
Et quels sont tes rapports avec la troupe en général, maintenant que tu es en retrait ?
C’est vrai que ma position est tout à fait différente dans la mesure où je n’y suis plus de façon permanente. Ce n’est pas du tout que je refuse l’idée de troupe, mais il y a un moment où on se dit : “c’est construit, ça y est” ; et puis il y a un autre sentiment très important, il faut être très clair là-dessus et très honnête : c’est qu’on a envie de se faire connaître. Je ne parle pas de la reconnaissance sociale habituelle. Je n’y tiens pas du tout. Mais à un moment donné, on a envie d’être soi-même et de ne pas être tout simplement quelqu’un à l’intérieur d’une troupe.
Quant à l’expérience architecturale il est vrai que maintenant je regarde l’espace, celui de la rue, comme celui du désert, avec des yeux tout à fait différents, c’est pour moi une véritable découverte et cela à partir du Théâtre du Soleil. Beaucoup de scénographes n’ont jamais ce souci parce qu’ils travaillent dans un cadre trop restreint.
Tu es très préoccupé par la question de l’espace : il s’agit presque de construire un vide.
Même la conception d’un élément dur, d’un élément solide serait le support d’une réunion tout à fait intangible : celle d’un homme qui raconte une histoire à quelqu’un d’autre. Cette espèce de rencontre est tout à fait inquantifiable.
“Une réunion tout à fait intangible : celle d’un homme qui raconte une histoire à quelqu’un d’autre”
Le Théâtre du Soleil ne m’a pas imposé comme une espèce de spécialiste des espaces vides. C’est plus une valeur des choses que j’y ai apprise. C’est une expérience qui est à mon avis unique et ne se reproduira pas.
Entretien réalisé le 6 avril 1984.
« Magiciens du vide splendide », Fruits, n°2/3 (« En plein soleil »), juin 1984, pp. 58-62